Des années que Michel et Jacqueline Thomas se démènent avec la justice pour faire reconnaître les maltraitances dont leur fils, trisomique, a été victime au sein de son établissement. Cet âpre combat a porté ses fruits... en partie !
Dernière minute du 22 juillet 2020
Après des années de procédure, concernant cette fois-ci non plus la responsabilité du professionnel (qui a été condamné) mais de la direction de l'établissement, la cour d'appel de Caen a confirmé la décision du Tribunal correctionnel de Cherbourg, allant à l'encontre des conclusions de la cour de cassation. Les parents de Bruno étaient allés en justice pour briser l'omerta dans certains établissements médico-sociaux, et ainsi protéger ceux qui ne parlent pas, mais ils ont été déboutés.
Article initial du 4 juin 2015
Des handicaps multiples. Bruno a une trisomie 21 mais il est également autiste et, cardiaque, a subi une opération à cœur ouvert. En 1993, le jeune homme est accueilli dans une MAS (Maison d'accueil spécialisée) de la Manche, La Glacerie, près de Cherbourg. Il a alors 19 ans. Il y restera presque 20. De l'aveu de son père, Michel Thomas, « l'équipe est formidable ». Jusqu'au jour où… Changement de groupe, changement d'AMP (aide médico-psychologique). Bruno ne parle pas mais ses parents se rendent compte assez rapidement qu'il ne va pas bien. Il se rend au centre à reculons et se fait régulièrement vomir. Son comportement interpelle ses proches. Mais comment savoir ? Lors des réunions avec l'équipe, à leurs interrogations, aucune réponse. Il y a pourtant là une quarantaine de professionnels mais personne, pas même le psychiatre, ne soupçonne le moindre problème. Le temps passe…
Maltraitance enfin révélée
En février 2011, la nouvelle tombe, officiellement : Bruno est victime de maltraitance de la part de cet AMP. La direction le pressentait depuis trois mois déjà ; il a été licencié en décembre 2010 pour faute grave. « Une nouvelle cheffe de service avait été nommée, explique Michel, et, infirmière depuis 20 ans, elle s'est vite rendu compte de la situation et n'a pas voulu assumer l'héritage précédent. Elle a embauché une psychologue qui a tout de suite vu, tout de suite su… » Effrayante réalité. Comme Bruno se fait vomir, l'AMP incriminé ne lui donne à manger que tous les deux jours. Il le surnomme « Gerbivore ». Bruno se salit, salit les locaux alors il le laisse dehors sur la terrasse, en plein froid. Il est parfois lavé au jet, d'eau froide évidemment.
Une équipe aveugle ou complice ?
Comment pouvait-on ne pas voir ? Il n'a fallu que quelques jours à la nouvelle psychologue pour décider d'alerter le procureur de la République de Cherbourg. Il sera écrit, plus tard, dans l'enquête de police, que le mis en cause a déjà fait l'objet d'un signalement alors qu'il travaillait dans un hôpital psychiatrique dans les années 80. Il a malgré tout pu continuer son petit bonhomme de chemin… L'équipe et l'encadrement disent tomber des nues. Selon Michel Thomas, « la direction générale était bel et bien au courant mais ne tenait pas compte des avertissements ». Car Bruno n'est pas le seul concerné ; 12 victimes au total, sous tutelle d'une association dont la présidente a déposé une plainte initiale mais n'a pas exigé de recours, pourtant possible, lorsque le cas de ses « protégés » a été frappé de prescription au motif que les dates des faits et leur nature n'étaient pas assez précis.
Un parcours judiciaire semé d'embuches
Michel se retrouve donc seul et décide de porter l'affaire devant la justice. Il est retraité de la police et évite ainsi bien des écueils ; le parcours judiciaire, il connait, sait qu'il se lance dans une action longue et semée d'embûches où aucune des parties ne lui fera le moindre cadeau. Il est le « fouteur de merde », y compris pour certains parents dont les enfants sont placés et qui, selon lui, « ne veulent surtout pas faire de vagues par peur de représailles ». Son obstination procédurière finira-t-elle par lui permettre d'obtenir gain de cause ? Pas tout de suite, on n'ébranle pas tout un système du premier coup. L'AMP mis en cause est en effet relaxé à deux reprises. Par le tribunal correctionnel de Cherbourg tout d'abord, « parce que le juge a considéré qu'il en allait aussi de la responsabilité de la direction et qu'il n'y avait rien de concret pour l'incriminer, s'indigne Michel. » Décision confirmée en appel par la Cour de Caen en avril 2015. Mais Michel ne se démonte pas et se pourvoit en cassation, à Paris.
La cour de cassation : « Responsable ! »
Le 24 juin 2014, résultat du délibéré. La cour de cassation casse les deux jugements et renvoie le dossier devant une nouvelle cour d'appel, celle de Rouen. Méandre de la justice, un quatrième procès. Et, le 21 mai 2015, le verdict tombe : le mis en cause est reconnu « responsable » de « violences aggravées ». Responsable mais pas coupable ! Seule la partie « civile » de l'affaire est jugée. « La cour ne peut pas revenir sur la partie pénale, explique Michel Thomas, et ce triste individu ne sera donc jamais envoyé en prison. » Il est condamné à verser à la famille de Bruno 3 000 euros pour le préjudice moral et 2 500 euros pour les frais d'avocat. Il avait 5 jours pour contester cette décision ; il ne l'a pas fait. « Ce qui est positif pour nous, se félicite Michel, même si les sommes ne sont pas à la hauteur des actes commis, c'est que la responsabilité de cet individu a été reconnue. »
Un autre combat…
Michel se réserve maintenant la possibilité d'engager une procédure contre la direction de l'établissement devant un tribunal civil, « pour que sa responsabilité, démontrée mais éludée par la suite, soit également reconnue. Je la considère comme complice. Tout le système est complice. Un des encadrants, qui a été licencié, a pourtant continué à travailler dans un centre pour jeunes délinquants. Puis, à nouveau licencié, dans un hôpital psychiatrique. Vous trouvez cela normal ? » Ne rien lâcher, se battre jusqu'au bout, une option « vitale » qui mobilise de plus en plus de parents (lire articles en lien ci-dessous) pour briser l'omerta et protéger ceux qui ne parlent pas… Il y a Moussaron, dans le Gers, dossier emblématique, mais combien d'autres passés sous silence ?
Bruno s'est tu, à son tour ; il est décédé le 29 juillet 2011, d'une fausse route, à l'âge de 37 ans. « Ce n'est pas la conséquence d'une acte intentionnel, explique son papa mais toute cette histoire l'avait quand même bien abimé. » Sans parole, Bruno a finalement réussi à faire entendre sa voix…