Handicap : le jeu vidéo, une échappatoire encore difficile d’accès

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« Quand je gagne une partie, ça équivaut à dix ans de thérapie »
Hichem, 36 ans, nous raconte...

Ergonomie inadaptée, jeux élitistes, paramétrages insuffisants… Les associations appellent l’industrie à prendre en compte les différences de capacité entre joueurs.

Lui, c’est Hichem, 36 ans, un Rennais atteint d’un handicap aux mains, ce qui ne l’empêche pas d’être passionné de jeu vidéo… et pratiquant. Pour affronter ses adversaires, il utilise une manette spécialisée adaptée, qu’il utilise avec ses pieds.

« En ligne, on oublie souvent qui est la personne en face, quel est son âge, son sexe… et ses capacités. J’ai découvert un monde », reprend Hugues Ouvrard, qui a fait la rencontre de Hichem sur les réseaux sociaux, et animait mardi 5 décembre une table ronde au CNAM sur le sujet du jeu vidéo et du handicap.

FIFA au pied

En France, selon des chiffres de l’Insee de 2015, ce sont pas moins de 12 millions de Français sur 65 millions qui sont concernés, dont 80 % par un handicap invisible, qu’il soit visuel, cognitif ou moteur. Parmi eux, de très nombreux joueurs.

Hichem a perdu l’usage de ses mains en raison d’une infirmité motrice générale. Ses parents lui ont appris à lire et à écrire avec un ordinateur de jeu Amiga personnalisé pour ses besoins. Aujourd’hui, il joue en utilisant son talon et ses orteils sur une manette d’arcade en carton construite par son père, à des jeux aussi complexes que FIFAInjustice, ou Call of Duty.

Flavien Gelly, auteur de la chaîne YouTube Just One Hand et présent ce jour-là, est lui atteint d’une atrophie congénitale du bras gauche. Il a débuté le jeu vidéo dès son plus jeune âge, à l’hôpital, avec une Mega Drive et un stick arcade qu’il utilisait directement au niveau de l’épaule. Il a fini ainsi Power Rangers, son premier jeu. Aujourd’hui, il joue « comme tout le monde », mais en utilisant de préférence une souris et un clavier en même temps, plutôt qu’une manette, plus délicate à porter avec son handicap.

Et ces joueurs sont loin d’être mauvais. Handi, un Youtubeur possédant deux moignons, joue lui à des jeux compétitifs comme Counter-Strike et Assetto Corsa avec du matériel adapté, et il brille par son niveau. « C’est très, très impressionnant. Je n’aimerais pas l’affronter », sourit Flavien Gelly.

Un loisir précieux

Pour ces joueurs, la manette est souvent une précieuse échappatoire. « J’ai été dans l’univers des accidentés, avec des problèmes de moelle épinière, des paraplégiques, des tétraplégiques… ils renoncent à la guitare, au sport, alors le jeu vidéo prend plus d’importance », explique David Cambarieu, aujourd’hui président de Handigamer, une société qui fournit du matériel adapté.

« Le jeu vidéo permet aussi à Hichem d’exister. Quand il joue, il ne sent plus le regard des autres, détaille Hugues Ouvrard. D’autant que les consoles prennent de plus en plus d’importance, elles donnent accès à de la vidéo à la demande, à de la communication… Elles sont cruciales dans la vie de ces jeunes », ajoute David Cambarieu.

Problème : rien n’est fait pour leur faciliter l’accès à ce loisir, ou si peu. « Les consoles, c’est un marché de masse fait pour des humains avec des bras et des jambes, et dès que l’on sort de ce cadre-là, on a un problème », souligne le président de Handigamer, qui évoque des interfaces et des boutons souvent pensés à travers le prisme de joueurs valides.


 

Culture des « capacités maximales »

Nombre de périphériques sont pointés du doigt, comme Oculus Rift, ce dispositif de réalité virtuelle qui exige du joueur qu’il soit à la fois debout, avec deux contrôleurs dans les mains, le tout en portant un casque. Ou la Wii U de Nintendo, et sa tablette impossible à tenir pour certains, ou même Kinect, cette caméra à reconnaissance de mouvements et contrôle à la voix qui a bien des avantages, mais ne parvient pas à identifier les joueurs en fauteuil roulant.

Parfois, ce sont les jeux eux-mêmes qui se montrent excluants dans leur philosophie. « L’accessibilité, ça ne passe pas que par le matériel et l’interface, mais aussi par le game design », souligne Jérôme Dupire, enseignant-chercheur au CNAM et spécialiste de la question :

« Aujourd’hui, dans les jeux, il faut des capacités maximales, une bonne vue, des bons réflexes, une excellente motricité. Tous ces curseurs positionnés au max placent des personnes à l’extérieur ».

Le système D des associations

Des solutions existent pourtant. Game Lover, une association de joueurs issus d’un foyer de personnes en situation de handicap mental a mis au point un système d’évaluation des titres en fonction des catégories de handicaps. « Pour un handicap moteur, on cherchera plutôt un jeu dont on peut ralentir la vitesse, avec des choix de niveau de difficulté », expose l’un de ses membres et accompagnant, Stéphane Laurent, en prenant FIFA comme exemple de production très paramétrable.

De son côté, à travers Handigamer, David Cambarieu conçoit des périphériques de contrôle utilisant des boutons ultrasensibles ou encore déporte les joysticks sur des bras articulés pour les contrôler à la bouche. « Du point de vue du matériel, ce ne sont pas des coûts exorbitants. J’ai pu proposer quelques solutions comme ça à des joueurs, c’est très intéressant », se félicite-t-il. Il est en discussion avec plusieurs dizaines de familles. « Il y a de la demande, il y a des besoins. »

Mais ces associations et ces initiatives sont peu connues. « D’un côté il y a des joueurs en situation de handicap qui aimeraient jouer mais sont dans une forme de fatalité ; or, des trouveurs de solutions, ils existent. Il faut les mettre en rapport », exhorte Hugues Ouvrard, qui en a fait la raison d’être de cette table ronde.

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Prise de conscience partielle dans l’industrie

Reste à convaincre l’industrie d’être plus attentive à ces problèmes. Jérôme Dupire ne désespère pas :
« Les game designers et les producers refusent pour des raisons entendables : ils sont souvent à l’arrache, alors rajouter une brique [une couche de jeu], c’est impossible pour eux. C’est à nous de leur faire comprendreque cette brique, elle est réutilisable. »

Ces dernières années, de nombreux jeux affichent leurs efforts, à la suite d’une loi américaine passée en 2010 sous Barack Obama, obligeant les contenus numériques à se conformer à certains critères d’accessibilité – une loi qui, par ricochet, concerne les produits importés en France. De plus en plus de jeux vidéo proposent ainsi un mode pour les joueurs daltoniens, comme Overwatch ou The DivisionUncharted 4 intègre une option permettant de gérer la caméra et le personnage avec un même bouton, pour favoriser les joueurs en situation de handicap cognitif.

La question de l’accessibilité peut même devenir une source de créativité pour les développeurs. En 2012, trois étudiants ont imaginé Evil Blind Mutant Monster Attack, un jeu opposant un joueur sans le son et un joueur sans image. Jérôme Dupire en sourit encore. « C’était un titre accessible à tous. Et les aveugles mettaient des roustes aux autres. »

Signaux encourageants

« L’enjeu n’est pas de faire des jeux 100 % accessibles, cela n’existe pas, c’est une utopie. Ce que l’on voudrait, c’est qu’il y ait suffisamment d’options pour que des spécialistes comme nous puissent faire les intermédiaires », demande Guillaume Hessel, ergothérapeute au sein de l’association CapGame.

Depuis la Paris Games Week d’octobre dernier, où plusieurs associations étaient présentes, tous constatent toutefois une avancée dans la prise de conscience. « L’accessibilité des jeux vidéo est encore dans la zone d’ombre, mais les lignes bougent », salue Jérôme Dupire.

Des éditeurs comme Ubisoft et Big Ben ont, par exemple, pris contact avec Game Lover. Le directeur de Xbox France promet par ailleurs de soumettre au PEGI, l’organisme officiel de classification des jeux distribués en Europe, une signalétique intégrant la question de l’accessibilité. Flavien Gelly se veut optimiste. « Avec toutes les formes de handicap qui existent, il est impossible d’arriver à des jeux pleinement accessibles. Mais il y a plein de petites choses que l’on peut faire pour s’en approcher. »

Article Le Monde - Publié le 06/12/2017

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